À l’occasion de la crise sanitaire et économique du premier semestre 2020, les observateurs ont été frappés par l’activisme manifesté par le Conseil européen - tout autant que par ses difficultés récurrentes à s’accorder sur des positions communes. Exceptionnel en 2020 du fait des circonstances, ce phénomène s’est développé depuis plusieurs années au point de s’apparenter à une nouvelle pratique communautaire qui n’est pas sans poser des problèmes de diverses natures.
La croissance exponentielle du rôle du Conseil Européen dans les affaires communautaires s'est d’abord reflétée dans le nombre croissant de ses réunions - alors même que le Traité prévoit seulement deux réunions par semestre - auxquelles peuvent s’ajouter des réunions extraordinaires convoquées par le Président “lorsque la situation l’exige” (art. 15§3 TUE). De fait, en 2020, le Conseil a déjà siégé 11 fois pour une durée totale de 19 jours; trois autres réunions (soit un minimum de 6 jours) sont encore prévues d’ici la fin de l’année. Soit un score global étonnant de 14 réunions s’étendant sur 25 jours. En 2019, il avait déjà tenu 8 réunions pour une durée de 14 jours. D’autre part, le recours aux réunions “virtuelles" (imposées par les mesures sanitaires) a en pratique facilité l’organisation de sommets successifs et pourrait, à l’avenir, être utilisé plus largement en dehors même des circonstances exceptionnelles.
En même temps, l’éventail des questions abordées par le Conseil s’est considérablement élargi et l’habitude a été prise de “réagir” sur une large gamme de questions d’actualité de toute nature. D’autre part, le Conseil s’est souvent laissé entrainer jusque dans le détail des sujets dont il s’est saisi. Enfin, il a parfois fait véritablement oeuvre de législateur en se saisissant de certains dossiers de la compétence directe des autres Institutions - comme en témoigne le cas des décisions budgétaires (Cadre Financier Pluriannuel - Ressources propres - Emprunts - …).
Ce faisant, le Conseil européen est devenu le véritable centre névralgique de l’UE, envahissant le champ des compétences des autres Institutions en même temps que le paysage médiatique européen. Il s'est transformé non seulement en une instance d’appel quasi systématique pour toute question controversée - mais aussi en une autorité dont le feu vert préalable est sollicité pour le lancement de toute initiative plus ou moins sensible.
Cet interventionnisme doit être apprécié à la lumière de la règle précise fixée par le Traité : “Le Conseil européen donne à l’Union les impulsions nécessaires à son développement et définit les orientations et les priorités politiques générales. Il n’exerce pas de fonction législative” (art. 15§1 TUE).
Comment en est-on arrivé là ?
L’explication simple est de nature fonctionnelle : tout organisme est par nature enclin à étendre le champ de son pouvoir parfois même au delà des limites du mandat qui lui est fixé. S’agissant au surplus d’un organe “suprême”, cette invasion rencontre peu d’obstacles et a tendance à s’institutionnaliser. Une autre raison est que, pour certains membres du Conseil européen, le rôle “directeur" qu’ils jouent au sein de cette instance leur apparait comme le prolongement normal de leur fonction dirigeante au sein de leur propre gouvernement. Ceci est particulièrement vrai pour un chef d’Etat - par exemple dans le cas de la France - dont les attributions constitutionnelles sont particulièrement larges et pour lequel les questions européennes sont un domaine “réservé" (et, pour le Président Macron, de prédilection) qu’il entend gérer sans intermédiaire tant au niveau national qu’européen. Pour ces hauts responsables, toute limitation voire tout encadrement de leur champ d’intervention est difficilement concevable. Pour eux donc, le Conseil européen est progressivement devenu une sorte d'organe souverain - en contradiction avec la lettre et l’esprit du Traité.
Une telle évolution est-elle passagère, liée aux circonstances - ou bien est-elle devenue durable voire irréversible ?
La deuxième hypothèse semblant la plus probable, il peut être utile d’en résumer les côtés positifs et négatifs - quitte à imaginer des adaptations ou réformes possibles.
Les aspects positifs
Telle que conçues et exprimées par le Traité, les fonctions d’impulsion, d’orientation et de définition de priorités générales confiées au Conseil européen sont certainement un atout pour la définition et le développement des grands objectifs stratégiques de l’Union - notamment sur le plan géopolitique. D’autre part, il peut constituer un organe de négociation et d’arbitrage de dernier ressort pour rapprocher les points de vue des gouvernements.
Il est ainsi en mesure d’assurer - au sein de l’Union - la nécessaire représentation des États en parallèle avec celle des peuples confiée au Parlement. Représentation étatique dont il faut reconnaitre l’insuffisance dans le schéma institutionnel originel de la Communauté.
Pour l’opinion européenne comme sur la scène internationale, il symbolise au plus haut niveau l’unité du "bloc européen” - le seul dont les dirigeants se réunissent très régulièrement et dans un cadre aussi formaté. Et qui, au surplus, représente à l’heure actuelle le seul défenseur d’un certain ordre libéral parmi les grandes puissances mondiales.
Les aspects négatifs
Toutefois, dans la pratique, certaines dérives ont amené le Conseil européen à sortir de son rôle initial et, surtout, à compromettre son propre fonctionnement.
La première dérive - citée plus haut - a consisté à s’immiscer indûment dans le processus décisionnel affectant ainsi le bon déroulement de la "méthode communautaire” confiée par le Traité à la Commission, au Conseil de Ministres et au Parlement. Ce faisant, il a notamment remis en question le volet démocratique de l’Union dans la mesure où, contrairement au Parlement européen, il ne dispose pas d’une légitimité directe pour décider au nom du peuple européen considéré dans son ensemble.
D’autre part, le "climat politique” et la méthode de travail du Conseil européen ne se sont pas vraiment communautarisés : il délibère plus comme une conférence intergouvernementale diplomatique classique que comme une Institution de l’Union. L’exposition et la défense unilatérale des différents points de vue de chaque gouvernement - à destination des opinions publiques nationales respectives - l’emporte sur la recherche sincère de solutions communes.
S’y ajoutent les problèmes posés par le fréquent renouvellement de ses membres, leur préparation aléatoire aux dossiers concernés et leur intérêt marginal pour les affaires européennes (1).
Enfin, le recours au vote à l’unanimité (en pratique à l’absence même de vote tant qu’un seul membre s’oppose à une décision) est un fréquent facteur de blocage, de délayage ou de report (2). Ceci, à nouveau, en contradiction avec le texte du Traité qui parle de “prononciation par consensus” (art16§4 TUE) et non de vote unanime formel (3).
Les évolutions possibles
À Traité constant ( ou moyennant des adaptations mineures), certaines évolutions peuvent apparaitre souhaitables pour renforcer le rôle positif de Conseil européen et remédier à certaines dérives.
En premier lieu, il serait préférable qu’il cesse de s’immiscer toujours plus profondément dans le travail proprement législatif qui n’est pas de son ressort et qu’il est moins bien armé pour mener à bien que les trois Institutions compétentes. Ce serait le rôle de son Président, maître de l’ordre du jour, de limiter cette involution néfaste et - répétons-le - contraire au Traité.
Par la même occasion, ce dernier devrait aussi veiller à ce que le rythme de 2 réunions semestrielles prévu par le Traité soit mieux respecté. Cela donnerait à ce cénacle plus de temps pour mieux préparer ses délibérations - donnant ainsi plus de chance à l’obtention d’un consensus et évitant les trop nombreux blocages ou échecs qui, largement médiatisés, nuisent à l’image de l’Union.
En matière de politique étrangère et de sécurité en particulier (domaine privilégié par nature du Conseil), il gagnerait sans doute à laisser plus de marge à son Président, au Haut Représentant, au Conseil des ministres des affaires étrangères et aux groupes de travail spécialisés pour préparer ses débats voire même les “conclusions” qu’il adopte. Il ne sert à rien au Conseil de se saisir en temps réel de tous les problèmes diplomatiques ou sécuritaires du moment s’il n’est pas en mesure d’adopter des positions communes significatives. Il devrait au contraire accepter plus aisément que le Haut Représentant (qui participe de droit aux réunions) se prononce provisoirement au nom de l’UE en se basant sur la “jurisprudence” du Conseil et sur certains acquis et principes de droit européen et international (4).
Dans ce contexte, peut-être serait-il utile d’élargir à 5 ans le mandat du Président du Conseil (aujourd’hui nommé pour 2,5 ans renouvelables) afin de lui conférer plus d’autonomie et d’autorité au sein d’un collège dont on connait la volatilité et la “diversité”.
De même - et c’est le point principal - il importerait de remédier à la contrainte paralysante du vote à l’unanimité qui permet à un seul des chefs de gouvernements de s’opposer à la volonté commune des 26 autres. Rappelons que la lettre et l’esprit du Traité ne légitiment pas une telle pratique profondément a-démocratique - d’autant plus que les délibérations du Conseil ne peuvent, selon l’article 15§1 TUE, que constituer des “impulsions" et des “orientations”. On pourrait donc aisément imaginer une procédure dans laquelle les “conclusions” du Conseil seraient considérées comme adoptées dès lors qu’une (très) large majorité de membres s’y serait ralliée (5). Les positions (très) minoritaires des autres membres (qui souhaiteraient s’abstenir ou exprimer leur désaccord) seraient reprises dans le corps même des conclusions. Ici encore, le Président du Conseil aurait un rôle important à jouer dans l’interprétation de la volonté commune de l’Institution.
Enfin, il apparait nécessaire de mieux associer le Parlement européen aux travaux du Conseil européen. Le Parlement a pris l’habitude de délibérer aussi souvent que possible sur les sujets mis à l’ordre du jour du Conseil et l’heureuse coutume s’est établie de permettre à son Président de présenter le point de vue parlementaire au début de chaque séance du Conseil. Tout en respectant la séparation des pouvoirs entre ces deux Institutions, le moyen devrait être trouvé de donner plus de poids à ce point de vue qui est, après tout, celui des représentants directsdu peuple européen pris dans son ensemble. Ici encore, le Président du Conseil aurait un rôle à jouer en consultant le Président du Parlement avant chaque séance (ce qui est d’ailleurs souvent le cas informellement) mais aussi en rappelant systématiquement la position parlementaire sur chaque point de l’ordre du jour des débats.
L’existence même du Conseil européen, envisagée par Jean Monnet lui-même (6), mise en pratique par le Président Giscard d’Estaing dès 1974 puis officialisée par l'Acte unique, les Traités de Maastricht et de Lisbonne (qui lui confère le rang d’Institution) constitue une excroissance du système institutionnel originel. Sans doute bienvenue initialement dans son principe, cette création s’est difficilement adaptée à une UE-27bien moins homogène dans laquelle la devise “Unité dans la diversité” a été mise à mal. Des évolutions - voire des réformes - s’imposeraient pour éviter que les dérives évoquées ci-dessus ne freinent voire ne compromettent la poursuite de la construction européenne.
Jean-Guy Giraud 11 - 08 - 2020
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(3) voir la définition juridique du terme “Consensus” selon le dictionnaire de l’Académie française : "DROIT. Accord exprès ou tacite établi entre les membres d’un groupe, d’un parti, d’une conférence diplomatique, sur l’action à mener, la politique à suivre. La reconnaissance du consensus évite le recours au vote. Par extension : Accord tacite de la majorité des citoyens d’un pays sur certaines questions. Consensus social. Cette réforme devrait recueillir un large consensus.”
(4) pratique déjà utilisée par les Hauts Représentants - mais parfois contestée par certains Etats membres et empreinte d’ambiguïté quant à la représentativité et à l’autorité de ces déclarations
(5) il existe d’ailleurs quelques (rares) précédents en la matière.
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